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L'appétit de la réussite !
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Anthologie et citations

  • editConnais moi… Marie Noël !

    Connais moi…

     

    Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
    Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
    La poussière sans nom que ton pied foule à terre
    Et l’étoile sans nom qui peut guider ta foi.

     Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
    Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
    Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux
    Tu te verras en leur fidèle transparence…

     - Si calme, ô voyageur… Et si folle pourtant !
    Flamme errante, fétu, petite feuille morte
    Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
    Je ne sais où mêlée aux vains chemins du temps. -

     Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
    Comme un cygne qui sort d’une île sur les eaux,
    Un jour, et lentement à travers les roseaux
    S’éloigne sans jamais approcher de la rive… 

    Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
    Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
    Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l’entendre,
    Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant.- 

    Forte comme un plein jour une armée en bataille
    Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;
    Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
    Silencieuse et haute ainsi qu’une muraille… 

    Faible comme un enfant parti pour l’inconnu
    Qui s’avance à tâtons de blessure en blessure
    Et qui parfois a tant besoin qu’on le rassure
    Et qu’on lui donne un peu la main, le soir venu… 

    Ardente comme un vol d’alouette qui vibre
    Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
    Qui monte, monte, éperdument, jusqu’au soleil,
    Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre !… 

    Et plus frileuse, plus, qu’un orphelin l’hiver
    Qui tout autour des foyers clos s’attarde, rôde
    Et désespérément cherche une place chaude
    Pour s’y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair… 

    Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
    Que nul n’osera mettre un collier à son cou,
    Que nul ne fermera sur elle son verrou,
    Que nul hormis la mort ne la fera captive… 

    Et qui se donnera tout entière pour rien,
    Pour l’amour de servir l’amour qui la dédaigne,
    D’avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne
    Et de suivre partout son maître comme un chien… 

    Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j’ai dit, le suis-je ?
    Ce que j’ai dit est faux – et pourtant c’était vrai ! –
    L’air que j’ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
    Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?… Le puis-je ?… 

     Quand ma mère vanterait
    À toi son voisin, son hôte,
    Mes cent vertus à voix haute
    Sans vergogne, sans arrêt ;
    Quand mon vieux curé qui baisse
    Te raconterait tout bas
    Ce que j'ai dit à confesse…
    Tu ne me connaîtras pas.

    O passant, quand tu verrais
    Tous mes pleurs et tous mes rires,
    Quand j'oserais tout te dire
    Et quand tu m'écouterais,
    Quand tu suivrais à mesure
    Tous mes gestes, tous mes pas,
    Par le trou de la serrure…
    Tu ne me connaîtras pas ! 

    Et quand passera mon âme
    Devant ton âme un moment
    Éclairée à la grande flamme
    Du suprême jugement,
    Et quand Dieu comme un poème
    La lira toute aux élus,
    Tu ne sauras pas lors même
    Ce qu'en ce monde je fus……

    Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes !

     Marie Noël, Les Chansons et les Heures, 1908

  • edit"Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites", conseille Victor Hugo

    Le mot 

     

    Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
    Tout peut sortir d'un mot qu’en passant vous perdîtes.
    Tout, la haine et le deuil !-Et ne m'objectez pas
    Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas…
    Écoutez bien ceci : tête-à-tête, en pantoufle,
    Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
    Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
    De vos amis de cœur ou, si vous l'aimez mieux,
    Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
    Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
    Un mot désagréable à quelque individu :
    Ce mot que vous croyez qu'on n'a pas entendu,
    Que vous disiez si bas dans un lieu sombre et sombre,
    Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
    Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin,
    Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
    De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
    - Au besoin, il prendrait des ailes comme l'aigle ! -
    Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera,
    Il suit le quai, franchit la place, et coetera,
    Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
    Et va, tout à travers un dédale de rues,
    Droit chez l'individu dont vous avez parlé.
    Il sait le numéro, l'étage, il a la clé,
    Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive et, railleur,
    Regardant l'homme en face,
    Dit : - me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel ! -
    Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

    Victor Hugo, Toute la lyre

  • editD'après Normand baillargeon, le langage humain est (…) digne de notre émerveillement.

    Le langage humain est (…) digne de notre émerveillement. 

    Platon soutenait, très finement, que l'émerveillement est une passion proprement philosophique. Que comprendre en cela ? Sans doute que la capacité de s'émerveiller est un point de départ privilégié de la pensée en général et de la philosophie en particulier. En effet, elle suppose que l'on se débarrasse des idées toutes faites et des préjugés, que l'on s'arrache à l'immense force d'inertie de l'opinion jusqu'à être profondément étonné par ce qui semblait jusque-là anodin et sans grand intérêt. L'émerveillement naît alors, qui ouvre la voie à la réflexion.

    Le langage est une expérience tellement quotidienne qu'il est rare que nous nous arrêtions pour nous en émerveiller. Nous avons bien tort : une simple minute de réflexion permet à la plupart des gens de découvrir à quel point le langage humain est prodigieusement étonnant et digne de notre émerveillement.

    Nous possédons tous, dans la partie inférieure de notre visage, une cavité que l'on peut ouvrir et fermer à volonté. Quelque part au fond de cette cavité, nous avons des sortes de cordes ; il nous est possible, en y faisant passer de l'air, de produire des sons aux innombrables modulations. Ces sons sont projetés par la cavité et, voyageant dans l'air, ils parviennent à ceux qui se trouvent à leur portée et qui, à l'aide d'autres mécanismes complexes, peuvent les capter.

    Grâce à ces sons, on peut accomplir un nombre prodigieux de choses. On peut, par exemple :

    • transmettre de l'information ;
    • affirmer ou nier un fait ;
    • poser une question ;
    • fournir une explication ;
    • exhorter quelqu'un à faire quelque chose ;
    • donner un ordre ;
    • promettre ;
    • se marier ;
    • émouvoir ;
    • faire des hypothèses ;
    • proposer une expérience de pensée.

    Et ce ne sont là que quelques exemples parmi des milliers d'autres. Comment tout cela est-il possible ? Comment le langage signifie-t-il ? Comment expliquer, par exemple, que nous puissions produire des énoncés inédits – et même en produire autant que nous le souhaitons ? Ou encore, comment est-il possible que ces énoncés soient, en général, parfaitement compris par ceux qui les entendent pour la toute première fois ?

    Sitôt qu'on réfléchit à ce que parler signifie, d'innombrables questions et problèmes surgissent, fascinants, que les linguistes, philosophes et autres penseurs cherchent à percer depuis longtemps. Pour le moment, avouons-le, le langage conserve de nombreux mystères.

    Nous n’entrerons toutefois pas plus avant dans ces considérations, même si elles sont passionnantes. Mais puisque le langage est capable de produire les effets que nous venons de décrire (convaincre, émouvoir, exhorter, et ainsi de suite), il apparaît évident que nous devons nous y arrêter si nous souhaitons assurer notre autodéfense intellectuelle – et cela, même si nous n'avons pas de réponse définitive et philosophiquement satisfaisante à toutes nos questions. Vous l'avez deviné : un outil aussi puissant peut s'avérer une arme redoutable. À qui l'aurait oublié ou l'ignorerait, il suffira de rappeler comment la langue, au XXe siècle, a parlé de politique. Pour nous rafraîchir la mémoire à ce sujet, rien de mieux que de relire Georges Orwell, l'inventeur du concept de « novlangue » cet étrange langage qui permet de dire, par exemple, que l'esclavage c'est la liberté.

     Normand Baillargeon, petit cours d'autodéfense intellectuelle. p.20-21

  • editIl y a une distinction à faire entre voix et parole. Saint Augustin en parle magistralement !

    « Jean (Baptiste) était la voix, mais le Seigneur au commencement était la Parole. Jean, une voix pour un temps ; le Christ, la Parole au commencement, la Parole éternelle.

    Enlève la parole, qu’est-ce que la voix ? Là où il n’y a rien à comprendre, c’est une sonorité vide. La voix sans la parole frappe l’oreille, elle n’édifie pas le cœur.

    Cependant, découvrons comment les choses s’enchaînent dans notre propre cœur qu’il s’agit d’édifier. Si je pense à ce que je dis, la parole est déjà dans mon cœur ; mais lorsque je veux te parler, je cherche comment faire passer dans ton cœur ce qui est déjà dans le mien.

    Si je cherche donc comment la parole qui est déjà dans mon cœur pourra te rejoindre et s’établir dans ton cœur, je me sers de la voix, et c’est avec cette voix que je te parle : le son de la voix conduit jusqu’à l’idée contenue dans la parole ; alors, il est vrai que le son s’évanouit ; mais la parole que le son a conduite jusqu’à toi est désormais dans ton cœur sans avoir quitté le mien.

    Lorsque la parole est passée jusqu’à toi, n’est-ce donc pas le son qui semble dire lui-même : Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue ? Le son de la voix a retenti pour accomplir son service, et il a disparu, comme en disant : Moi, j’ai la joie en plénitude. Retenons la parole, ne laissons pas partir la parole conçue au fond de nous

    Tu veux voir comment la voix s’éloigne, tandis que demeure la divinité de la Parole ? Où est maintenant le Baptême de Jean ? Il a accompli son service, et il a disparu. Maintenant le Baptême du Christ se multiplie. Tous nous croyons au Christ, nous espérons le salut dans le Christ : c’est cela que la voix faisait entendre.

    Il est difficile de distinguer la parole de la voix, et c’est pourquoi on a pris Jean pour le Christ. On a prix la voix pour la parole ; mais la voix s’est fait connaître afin de ne pas faire obstacle à la parole. Je ne suis pas le Messie, ni Élie, ni le Prophète. On lui réplique : Qui es-tu donc ? Il répond : Je suis la voix qui crie à travers le désert : préparez la route pour le Seigneur. La voix qui crie à travers le désert, c’est la voix qui rompt le silence. Préparez la route pour le Seigneur, cela revient à dire : Moi, je retentis pour faire entrer le Seigneur dans le cœur ; mais il ne daignera pas y venir, si vous ne préparez pas la route.

    Que signifie : Préparez la route, sinon : Priez comme il faut ? Que signifie : Préparez la route, sinon : Ayez d’humbles pensées ? Jean vous donne un exemple d’humilité. On le prend pour le Messie, il affirme qu’il n’est pas ce qu’on pense, et il ne profite pas de l’erreur d’autrui pour se faire valoir.

    S’il avait dit : Je suis le Messie, on l’aurait cru très facilement, puisqu’on le croyait avant même qu’il ne parle. Il l’a nié : il s’est fait connaître, il s’est défini, il s’est abaissé.

    Il a vu où se trouvait le salut. Il a compris qu’il n’était que lampe, et il a craint qu’elle ne soit éteinte par le vent de l’orgueil. »

    Saint Augustin, Sermon 293

  • editIl existe une règle pour bien communiquer... Une seule... c'est Julos Beaucarne qui nous le dit !

    Ma Loulou est partie pour le pays de l'envers du décor


    Ma Loulou est partie pour le pays de l'envers du décor. Un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douce. C'est la société qui est malade. Il nous faut la remettre d'aplomb et d'équerre par l'amour et l'amitié et la persuasion.
    C'est l'histoire de mon petit amour à moi, arrêtée sur le seuil de ses 33 ans. Ne perdons pas courage, ni vous, ni moi. Je vais continuer ma vie et mes voyages, avec ce poids à porter en plus, et nos deux chéris qui lui ressemblent.
    Sans vous commander, je vous demande d'aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches. Le monde est une triste boutique. Les cœurs purs doivent se mettre ensemble pour l'embellir. Il faut reboiser l’âme humaine.
    Je resterai sur le pont, je resterai un jardinier, je cultiverai mes plantes de langage. À travers mes dires, vous retrouverez ma bien-aimée.
    Il n’est de vrai que l'amitié et l'amour.
    Je suis maintenant très loin au fond du panier des tristesses. On doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller au paradis. Ah ! Comme j'aimerais qu'il y ait un paradis ! Comme ce serait doux les retrouvailles !
    En attendant, à vous autres, mes amis de l'ici-bas, face à ce qui m'arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu'un histrion, qu'un batteur de planches, qu'un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd'hui.
    Je pense de toutes mes forces qu'il faut s'aimer à tort et à travers.
    Je pense de toutes mes forces qu'il faut s'aimer à tort et à travers. 

    Julos Beaucarne, texte écrit dans la nuit du 2 au 3 février 1975. (Texte in disque Bornes acoustiques 67/88, éditions Louise-Hélène France)

  • editVeux-tu toute ta vie offenser la grammaire ? - Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ? (Molière, "Les Femmes savantes", II, 6 et 7)

    Philaminte, apercevant Martine.
     Quoi ! je vous vois, maraude !
    Vite, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux ;
    Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

    Chrysale.
    Tout doux.

    Philaminte.
     Non, c’en est fait.

    Chrysale.
     Hé !

    Philaminte.
     Je veux qu’elle sorte.

    Chrysale.
    Mais qu’a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte… ?

    Philaminte.
    Quoi ! vous la soutenez ?

    Chrysale.
     En aucune façon.

    Philaminte.
    Prenez-vous son parti contre moi ?

    Chrysale.
     Mon Dieu ! non,
    Je ne fais seulement que demander son crime.

    Philaminte.
    Suis-je pour la chasser sans cause légitime ?

    Chrysale.
    Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

    Philaminte.
    Non ; elle sortira, vous dis-je, de céans.

    Chrysale.
    Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ?

    Philaminte.
    Je ne veux point d’obstacle aux desirs que je montre.

    Chrysale.
    D’accord.

    Philaminte.
     Et vous devez, en raisonnable époux,
    Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux.

    Chrysale.
    Aussi fais-je.
    (Se tournant vers Martine.)
     Oui, ma femme avec raison vous chasse
    Coquine, et votre crime est indigne de grace.

    Martine.
    Qu’est-ce donc que j’ai fait ?

    Chrysale, bas.
     Ma foi, je ne sais pas.

    Philaminte.
    Elle est d’humeur encore à n’en faire aucun cas.

    Chrysale.
    A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
    Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?

    Philaminte.
    Voudrois-je la chasser, et vous figurez-vous
    Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?

    Chrysale.
    (À Martine.)
    Qu’est-ce à dire ?
    (À Philaminte.)
     L’affaire est donc considérable ?

    Philaminte.
    Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?

    Chrysale.
    Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
    Dérober quelque aiguière ou quelque plat d’argent ?

    Philaminte.
    Cela ne seroit rien.

    Chrysale, à Martine.
     Oh ! oh ! peste, la belle !
    (À Philaminte.)
    Quoi ? l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle ?

    Philaminte.
    C’est pis que tout cela.

    Chrysale.
     Pis que tout cela !

    Philaminte.
     Pis !

    Chrysale.
    (À Martine.)
    Comment ! diantre, friponne !
    (À Philaminte.)
     Euh ! a-t-elle commis… ?

    Philaminte.
    Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,
    Après trente leçons, insulté mon oreille
    Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas
    Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.

    Chrysale.
    Est-ce là… ?

    Philaminte.
     Quoi ! toujours, malgré nos remontrances,

    Heurter le fondement de toutes les sciences,
    La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
    Et les fait, la main haute obéir à ses lois[4] !

    Chrysale.
    Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

    Philaminte.
    Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

    Chrysale.
    Si fait.

    Philaminte.
     Je voudrois bien que vous l’excusassiez.

    Chrysale.
    Je n’ai garde.

    Bélise.
     Il est vrai que ce sont des pitiés.
    Toute construction est par elle détruite ;
    Et des lois du langage on l’a cent fois instruite.

    Martine.
    Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon,
    Mais je ne saurois, moi, parler votre jargon.

    Philaminte.
    L’impudente ! appeler un jargon le langage
    Fondé sur la raison et sur le bel usage !

    Martine.
    Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
    Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

    Philaminte.
    Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
    Ne servent-pas de rien !

    Bélise.
    Ô cervelle indocile !
    Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment,
    On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?
    De pas mis avec rien tu fais la récidive ;
    Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative.

    Martine.
    Mon Dieu, je n’avons pas étugué comme vous,
    Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

    Philaminte.
    Ah ! peut-on y tenir ?

    Bélise.
     Quel solécisme horrible !

    Philaminte.
    En voilà pour tuer une oreille sensible.

    Bélise.
    Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel !
    Je n’est qu’un singulier ; avons, est pluriel[5].
    Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?

    Martine.
    Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?

    Philaminte.
    Ô Ciel !

    Bélise.
    Grammaire est prise à contre-sens par toi,
    Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.

    Martine.
     Ma foi,
    Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
    Cela ne me fait rien.

    Bélise.
     Quelle âme villageoise !
    La grammaire, du verbe et du nominatif,
    Comme de l’adjectif avec le substantif,
    Nous enseigne les lois.

    Martine.
     J’ai, madame, à vous dire
    Que je ne connois point ces gens-là.

    Philaminte.
     Quel martyre !

    Bélise.
    Ce sont les noms des mots ; et l’on doit regarder
    En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.

    Martine.
    Qu’ils s’accordent entre eux, ou se gourment, qu’importe ?

    Philaminte, à Bélise.
    Hé ! mon Dieu ! finissez un discours de la sorte.
    (À Chrysale.)
    Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ?

    Chrysale.
    Si fait.
    (À part.)
     À son caprice il me faut consentir.
    Va, ne l’irrite point ; retire-toi, Martine.

    Philaminte.
    Comment ! vous avez peur d’offenser la coquine !
    Vous lui parlez d’un ton tout à fait obligeant !

    Chrysale, bas.
    Moi ? Point.
    (D’un ton ferme.)
     Allons, sortez.
    (D’un ton plus doux.)
     Va-t’en, ma pauvre enfant.

     

    Scène VII.

    Philaminte, Chrysale, Bélise.

    Chrysale.
    Vous êtes satisfaite, et la voilà partie ;
    Mais je n’approuve point une telle sortie :
    C’est une fille propre aux choses qu’elle fait,
    Et vous me la chassez pour un maigre sujet.

    Philaminte.
    Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,
    Pour mettre incessamment mon oreille au supplice,
    Pour rompre toute loi d’usage et de raison,
    Par un barbare amas de vices d’oraison,
    De mots estropiés, cousus, par intervalles,
    De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles[6] ?

    Bélise.
    Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours ;
    Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
    Et les moindres défauts de ce grossier génie
    Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

    Chrysale.
    Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
    Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
    J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
    Elle accommode mal les noms avec les verbes,
    Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
    Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
    Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
    Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
    Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
    En cuisine peut-être auroient été des sots.

    Philaminte.
    Que ce discours grossier terriblement assomme !
    Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
    D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
    Au lieu de se hausser vers les spirituels !
    Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
    D’un prix à mériter seulement qu’on y pense ?
    Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

    Chrysale.
    Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
    Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère.

  • editA quoi vous sert votre langue, ou votre clavier ? La Fontaine : Vie d'Esope le Phrygien

    Communiquer est une chose. Bien communiquer en est une autre. Communiquer pour le bien est encore différent.
    A quoi vous sert votre langue, ou votre clavier ?

    "Un certain jour de marché, Xantus [le maître d'Esope], qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.
    Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. " La Fontaine, Vie d'Esope le Phrygien

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Page modifiée le 25/05/2024